Emmanuelle Morice : « Le livre et la lecture sont des facteurs essentiels pour agir sur l’individu »
11/04/2019
Rencontre avec Emmanuelle Morice, responsable du service régional Culture/Publics empêchés de la ligue de l’Enseignement des Pays-de-la-Loire, qui oeuvre pour amener la lecture dans les milieux pénitentiaires.
BookSquad : Comment la Ligue de l’Enseignement a-t-elle été amenée à s’investir auprès du milieu carcéral ?
Emmanuelle Morice : La Ligue de l’enseignement est une structure d’éducation populaire engagée, qui œuvre et milite pour que tous les citoyens aient accès à la culture, même ceux qui sont éloignés temporairement de la société. Reconnue pour son engagement, elle a été sollicitée en 2001, conjointement par les ministères de la Culture et de la Justice, afin de mener une étude diagnostic sur les pratiques culturelles en milieu pénitentiaire sur la région des Pays de la Loire, qui s’est ensuite prolongée par la création d’une mission culturelle. A cette époque, les deux ministères ont signé le protocole d’accord national Culture/Justice, qui s’est décliné régionalement, par le biais de la DRAC et de la DISP (Direction Interrégionale des Services Pénitentiaires). La Ligue a par la suite été désignée, pour accompagner la mise en place de ce protocole sur la région, pour que la culture entre en milieu pénitentiaire, mais aussi afin de faciliter l’interface entre les acteurs culturels et judiciaires.
Aujourd’hui, grâce au soutien de l’administration pénitentiaire (DISP de Rennes) et de la DRAC, plusieurs coordinatrices d’actions culturelles du service culturel de la Ligue Pays de la Loire travaillent au sein des 8 établissements de la région pour organiser une programmation culturelle de qualité et aider à la gestion des bibliothèques. Il y a sur le grand Ouest, Pays de la Loire, Bretagne et Normandie un engagement très fort de l’administration pénitentiaire sur le volet culturel, en finançant ces missions de coordination culturelles. De plus, des chargées de mission Culture / Lecture / Justice accompagnent et suivent ces enjeux.
BS : Quel est le taux d’illettrisme en prison ? Quel est le rapport des personnes incarcérées avec le livre et la lecture ?
E.M. : Il existe des bibliothèques dans tous les établissements pénitentiaires de la région Pays de la Loire, c’est une obligation légale. Les personnes détenues peuvent s’inscrire, fréquentent et empruntent dans la bibliothèque de l’établissement et bénéficient d’actions livre et lecture « comme à l’extérieur ». En lien avec l’établissement pénitentiaire, et le SPIP (service pénitentiaire d’insertion et de probation) notre mission est d’essayer de faire vivre la bibliothèque comme un véritable service public. Nous mobilisons les bibliothèques municipales et départementales pour soutenir ce projet.
Les personnes détenues entretiennent, je pense le même rapport avec le livre que le citoyen lambda. Certaines personnes ne viennent pas à la bibliothèque, nous rencontrons une communauté parfois fâchée avec le livre, qui a un lien fragile avec la littérature et c’est vers eux que nous avons une mission de remobilisation à mener.
D’autres, au contraire, profitent de leur incarcération pour lire, mettre à profit leur temps pour la lecture. Même si le taux d’illettrisme est estimé à + 10%, ce qui est supérieur à la moyenne nationale, beaucoup de personnes incarcérées deviennent des lecteurs en prison car la bibliothèque est un lieu où ils ont envie de venir, surtout lorsque celle-ci est aménagée favorablement. Elle représente un lieu de socialisation où on peut croiser d’autres détenus, c’est une bulle d’oxygène.
Sur notre Région, nous avons la chance d’avoir des bibliothèques honorables, ce n’est pas le cas partout en France. L’administration pénitentiaire s’est fortement mobilisée depuis 15 ans pour que les bibliothèques soient des lieux de qualité.
BS : Pensez-vous qu’un lien puisse être fait entre l’absence de lecture et la délinquance ? En quoi est-il important d’amener le livre au sein des prisons ? Quels sont ses bienfaits ?
E.M. : On sait qu’il y a un faible niveau scolaire au sein des maisons d’arrêt, mais il me semble difficile de faire un lien entre la délinquance et l’absence de livre. Nous avons affaire à une population qui, pour un grand nombre, a un bagage scolaire assez bas, n’a pas ou peu d’habitude de lecture. Le livre a une fonction de loisirs et d’évasion indéniable, mais il représente plus encore, dans ces lieux de privation, une fonction de liberté.
Nous sommes convaincus, dans l’équipe, que le livre et la lecture, mais plus largement tous les aspects qui en découlent, l’écriture, le théâtre, la lecture à voix haute, les contes et l’expression de façon générale, sont des facteurs essentiels pour agir sur les individus. Le livre peut accompagner positivement une personne détenue durant son incarcération, la transformer, la faire évoluer. La lecture peut sans doute faciliter la réinsertion, mais plus largement donner un sens à la peine, à sa peine. Il peut accompagner un processus de réflexion sur sa personne, ses actes, ouvrir d’autres possibles.
Nous avons aussi vu des ateliers d’écriture qui ont débouché sur des écrits formidables, émouvants mais qui ont aussi permis à des personnes de verbaliser une histoire, des sentiments qu’elles exprimaient avec difficulté.
BS : En 2015, la Ligue de l’enseignement a installé un « Kiosque » dans les diverses prisons de la région afin de donner goût à la lecture aux prisonniers. Comment a-t-il été reçu par les concernés ? Est-ce que l’objectif du projet a été rempli ?
E.M. : C’est parce que nombre de personnes n’ont pas réussi, pour diverses raisons, à créer un lien avec le livre et la lecture, que la Ligue de l’enseignement n’a cessé de s’interroger sur le rapport à la culture qu’entretiennent les publics qui en sont éloignés.
Ainsi depuis 2015, la Ligue anime un projet innovant et particulier autour du livre et de la lecture : le kiosque. C’est un projet librement inspiré des réflexions d’Europe du Nord et du Canada autour du « easy to read » ou Facile à Lire, concept qui apporte une nouvelle approche de fond mais aussi de forme autour de la littérature. Des ouvrages sont soigneusement sélectionnés, police aérée, de grand taille, avec des marges, des illustrations, pour rendre plus simple et accessible la lecture, sans la rendre simpliste. Ils sont disposés sur un meuble « design » pour diffuser des ouvrages en « facing » et de façon mobile. Parce que le livre et la lecture restent souvent empreints de préjugés, nous avons proposé ce concept « le kiosque » pour retravailler sur cet enjeu (re)donner goût au livre. Il a d’ailleurs été plutôt bien reçu par les détenus car il a permis de mobiliser d’autres publics et a bousculé les habitudes, les préjugés face au livre.
Conçu par les architectes de Fichtre (Nantes), notre mobilier a été réalisé et fabriqué dans le cadre de la formation professionnelle en milieu pénitentiaire. Pour la suite du développement du dispositif, la Ligue a confié sa fabrication au Service National du Travail Pénitentiaire, permettant ainsi à des personnes en insertion d’être rémunérées et de participer au projet.
Autour du kiosque, des projets d’animation se sont mis en œuvre régulièrement pour le faire vivre. Il bénéficie de temps de médiations originales, innovantes, inédites pour attirer les publics peu sensibilisés au livre.
Dans la continuité, nous avons proposé cet été une collection d’ouvrages sur le sport, la coupe du monde. Un footballer Free styler est venu effectuer une démonstration autour du kiosque, attirant d’autres publics qui avaient peu de lien avec le livre, et qui se sont surpris à emprunter des ouvrages, à s’intéresser à des livres.
En 2019, nous souhaitons aller plus loin, et animerons des séances avec des animaux , chien, lapin et cochons d’Inde, pour toucher d’autres publics. Ces médiations nommées « poils de Lecture » permettront d’utiliser l’animal comme un vecteur de mobilisation vers la lecture, facteur de concentration, moyen d’échange et de libération de la parole.
Ce projet est aussi mis en place auprès de la PJJ (mineurs) et de publics en situation de handicap.
BS : Quels sont les livres (genre, titres, …) qui sont les plus appréciés par les détenus ?
E.M. : Les magazines sont très appréciés, et lus régulièrement, comme la presse sportive ou géographique. Il faut savoir aussi que la poésie est souvent empruntée. Elle permet sans doute de s’évader mais aussi de trouver de l’inspiration pour une lettre à un proche. Les bandes dessinées sont prisées et les polars connaissent aussi un beau succès.
BS : Avez-vous constaté un véritable intérêt pour la lecture suite à vos initiatives ? Qu’est-ce que cela a produit chez les détenus ?
E.M. : Il est difficile de savoir ce que cela créé réellement sur les personnes détenues. Nous avons quelques retours après leur sortie, rares mais précieux, de personnes qui vont à la médiathèque avec leur famille, une fois libérées. Certains ne s’étaient jamais autorisés à franchir le pas d’une médiathèque, mais grâce à nos actions en milieu pénitentiaire, ils ont modifié leur perception. Ces témoignages sont rares mais encourageants.
BS : La Ligue organise également des évènements comme des festivals, des prix littéraires. Pouvez-vous nous les présenter : leur organisation et l’implication des détenus ?
E.M. : Nous essayons de faire entrer dans la prison tous les évènements pertinents qui ont lieu, la culture doit franchir les murs. Afin de donner des repères de la société extérieure, de continuer à exercer sa citoyenneté, et d’envisager une future réinsertion, nous nous inscrivons dans tous les évènements de proximité qui sont mis en place localement, ou nationalement.
Nous définissons avec le SPIP et les acteurs culturels une programmation qui tienne compte des envies des personnes détenues, des agents professionnels, des contraintes locales inhérentes à l’établissement. Les personnes détenues s‘inscrivent ensuite pour y participer.
Le détails des évènements organisés par la ligue pour l’année 2017/2018 est à retrouver sur le compte Facebook de la structure.
BS : Quand aura lieu le prochain évènement ?
E.M. : Je peux vous parler de deux évènements littéraires qui vont avoir lieu prochainement. Mauves en Noir sur le 44, qui est un festival autour de la littérature de polars, va se décliner au sein des établissements pénitentiaires de Nantes, avec une rencontre d’auteur, tel que Jacky Schwartzmann ainsi qu’une exposition spécialisée « Voyage en Polar » qui sera présentée au sein de la bibliothèque de la prison.
Sur la Mayenne, à la maison d’arrêt de Laval, nous avons un partenariat de longue date avec le festival premier Roman animé par Lecture en tête. Depuis plusieurs semaines, les personnes détenues assistent à des séances de lecture à voix haute d’un ouvrage sélectionné, issu de la sélection officielle. Ils débattent, commentent autour et recevront l’auteur sur la période du festival, début mai, pour une rencontre et un moment d’échange.
BS : Comment vous êtes-vous retrouvée responsable du service régional de la Ligue de l’Enseignement des Pays-de-la-Loire ? Quel est votre parcours ?
E.M. : J’ai souvent occupé des missions sur des projets expérimentaux à destination des publics spécifiques, gens du voyage, populations allophones, publics en situation de handicap mental et moteur, avec une sensibilité culturelle dans mon parcours. Depuis mon plus jeune âge, j’ai longtemps pratiqué la musique et j’ai suivi de nombreux projets dans l’animation socioculturelle ainsi que dans l’évènementiel.
Suite à une formation de sociologue, orientée sur les politiques éducatives à l’origine, on m’a confié la mission d’études et d’analyses des pratiques culturelles en 2004, en milieu pénitentiaire, qui s’est progressivement développée. En 2011, l’administration pénitentiaire a souhaité créer des missions de coordinations culturelles dans les 8 établissements pénitentiaires de la Région qu’elle a confiée à La Ligue de l’enseignement. J’ai piloté ce projet. Puis, la ligue de l’enseignement des Pays de la Loire a créé un service régional « culture / publics empêchés », d’une dizaine de salariés, dont elle m’a confiée la responsabilité en 2015.
BS : Qu’est-ce qui vous motive et vous passionne dans cette cause ?
E.M. : Rendre accessible l’art et la culture à tous est un élément stimulant dans nos pratiques professionnelles. C’est l’élément crucial de motivation car nous avons le sentiment d’agir au plus proche des publics et de construire de la façon la plus fine des projets adaptés avec les artistes et les structures culturelles partenaires pour répondre aux publics, les surprendre, les intéresser, les emporter vers d’autres schémas, d’autres pensées.
Nous travaillons à lever les différents freins qui agissent en défaveur d’une pratique culturelle. Les stratégies à l’œuvre sont multiples et tendent à prendre en compte non seulement la diversité des publics, leur origine, mais aussi leurs savoirs, leurs capacités, afin de mettre en œuvre des moyens d’accompagnement adaptés aux spécificités des différents groupes. C’est un travail de fourmi pour gagner leur confiance, et les convaincre d’aller vers un domaine qu’ils ne connaissent pas, comme l’opéra ou encore la danse contemporaine.
La culture et sa pratique revêt des codes que certains ignorent, méconnaissent et il nous appartient de favoriser ces liens et d’aider à déconstruire les clichés, les préjugés véhiculés de part et d’autre.
Le service est très inspiré des théories de Bourdieu : « On sait que la distance à la culture n’est pas seulement matérielle, économique, mais aussi symbolique ». On aimerait penser que nos actions s’inscrivent pleinement dans cette réflexion.
Propos recueillis par Caroline Garnier pour BookSquad - @Credits Photo Ligue de l'enseignement PDL
TEMPS DE LECTURE: 8 minutes
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